D’un côté, le sujet de la santé au travail est souvent vécu comme un sujet administratif, normatif, médical, de l’ordre de la contrainte subit, dont les solutions sont généralement déclaratives, formelles, procédurales et parfois très accessoires.
De l’autre, les questions des souffrances psychiques au travail (absentéisme, burnout, etc.) et les situations de tensions entre collaborateurs sont traitées comme des enjeux purement relationnels, des questions de cohésion, relevant de problématiques psychologiques, dont la thérapie serait un horizon pertinent.
Si les dysfonctionnements de toute une organisation pouvaient être structurellement résolus via ce prisme des individus et leurs personnalités : le développement personnel serait alors la clé feuilletée d’or d’une société plus apaisée ?
Plutôt que de concentrer la question de la santé au travail autour d’enjeux relationnels et parfois presque psychanalytiques, le prisme de l’Economie de la Fonctionnalité et de la Coopération (EFC) s’intéresse à questionner nos modèles économiques en ce qu’ils conditionnent toute l’organisation et les maux de ceux qui finissent par la subir.
C’est d’ailleurs par ce constat qu’est naît l’EFC, comme objet de recherche et d’intervention en entreprise (par le laboratoire ATEMIS). Par un travail pluridisciplinaire entre économistes et ergonomes, l’enjeu de départ de notre aventure fut donné : on ne peut agir concrètement sur des enjeux de santé au travail si l’on ne s’intéresse pas aux enjeux de nos modèles économiques.
Aborder sérieusement les enjeux environnementaux à l’échelle des modèles économiques en ce qu’ils conditionnent nos rapports aux questions de consommation de toujours plus de matières premières, fut la poursuite du résonnement qui structura notre sujet.
Les apports de l’ergonomie qui imprègnent le prisme de l’EFC affirment que « le travail est avant tout une confrontation avec l’état du monde, qui est bien plus complexe que ce qu’on est en capacité d’imaginer avec sa propre subjectivité » *.
Plutôt que de juger les situations de travail comme relevant d’enjeux individuels, de personnalité, de manque de qualification, l’ensemble de points de repères qui composent le prisme de l’EFC proposent d’interpeler des situations de travail réelles. Il ne s’agit pas simplement de confronter les subjectivités des uns et des autres, mais surtout de s’approprier une conscience de penser le travail différemment, avec plus de hauteur que ce que notre propre subjectivité est capable de percevoir.
Avoir une pensée du travail à l’échelle des organisations permet, à ce titre, de mettre au travail les questions d’émancipation, la résolution de conflits et bien d’autres enjeux sans tomber dans des considérations de « personnes » (motivation, personnalité, etc.).
Notre approche affirme que ces tensions proviennent toujours structurellement de questions d’organisation (isolement, silotage, mesure des résultats et non pas évaluation des moyens, pression sur le temps d’exécution d’une « tâche », etc.), de modes de financement (plus ou moins pertinents, plus ou moins contraignants, plus ou moins reconnaissants de ce qui se joue réellement dans le travail de ceux qui s’engagent dans des activités productives), de logiques de gouvernance (plus ou moins participative, etc.), ou encore de logiques contractuelles (à savoir si votre travail est devisé, reconnu et valorisé à l’aune de son utilité et des ressources déployées, ou est-il caché derrière un volume de marchandises standardisées, dont on compare le prix en fonction du marché, de l’offre et la demande, en des considérations déconnectées du réel de vos situations de travail singulières).
Avoir une pensée sur le travail pose alors des questions de perspective, de zoom et de dézoome : Pourquoi y a-t-il des personnes qui résistent face au prescrit de leur travail ? À cette question, une proposition particulièrement puissante à garder en tête nous est offerte par François Hubaut, ergonome du laboratoire ATEMIS, intervenant-chercheur et professeur émérite à l’Université :
Personne n’a raison, mais tout le monde a ses raisons.
Posons une situation de travail réelle à cet égard. Lors d’un dispositif du Club Noé, il s’agissait de zoomer (et dézoomer) sur le cas d’une dirigeante et sa salariée « avec qui cela se passe mal ». Les dysfonctionnements générés par son « manque d’écoute » ont pu nuire à la la santé du collectif.
Il fut décrit, par exemple, que cette employée aux fonctions administratives ne suivait pas les directives données.
Lorsqu’il s’agit d’envoyer un mail au plus vite, l’employée « n’en fait qu’à sa tête » et envoie une lettre recommandée, ralentissant ainsi la prise de communication et impactant alors tout le projet en question.
L’approche centrée sur l’organisation comme véritable sujet d’intérêt, nous permettra de venir comprendre et souligner que la secrétaire n’avait pas envoyé un courrier recommandé par manque d’écoute de sa direction, mais parce que le client en question avait averti ne jamais lire ses mails.
Ce que révèle cette situation fut avant tout une organisation en interne qui n’a pas permis de pouvoir discuter du travail et partager les repères professionnels et atteindre les contraintes de chacun dans l’entreprise.
Dans une perspective servicielle, projet qu’outille l’EFC, on renverse ce rapport au prescrit. Ce qui est premier : c’est le côté vivant, c’est le côté relationnel. Ce qui compte, c’est la relation de service qui va bousculer le prescrit dans le temps.
Dans cette perspective, l’organisation est modelée au service du travail réel. C’est-à-dire l’écart entre le prescrit et ce fameux réel, qui n’est accessible qu’au travers des dispositifs de révélation des contraintes des uns et des autres, au travers d’espace de délibération sur des règles de travail : Qu’est-ce que c’est que le travail bien fait ? Qu’est-ce qu’une relation client de qualité ?
Contrairement au travail prescrit, le travail réel se révèle, se discute et nécessite pour cela des espaces de réflexivité (approfondir cette notion centrale dans l’EFC par cet autre article).
Sans des espaces d’expression, de partage et de confrontation de la subjectivité des uns et des autres autour de ce qui se vit très concrètement dans notre travail, ce qu’il produit et ce qu’il demande, ces enjeux de santé et d’émancipation ne peuvent être abordés qu’en surface.
C’est ce que rappel Sandro De Gasparo* lors d’une plénière du Club Noé dans laquelle fut présentée notre référentiel du management (contenu complet disponible par ce clic). « C’est tout ce que le taylorisme a nié. Taylor disait : « Je ne demande pas à mes ouvriers de penser, parce que d’autres pensent à leur place ». Toute l’organisation industrielle est fondée sur un déni de la pensée des hommes au travail et il est absolument essentiel que dans nos démarches, avec l’EFC, nous puissions réintroduire cette fonction fondamentale qui fait de nous des êtres humains et qui nous porte en santé, génère de l’émancipation dans le travail. »
Cette logique industrielle est une grande machine à distribuer des tâches. Ce que nous appelons des « tâches » sont en somme des prescriptions.
C’est-à-dire un ensemble de représentations qui sous-tendent et déterminent les conditions de réalisation du travail au travers des résultats anticipés, au travers des conditions prédéterminées. Ce mode d’organisation est une sorte de boucle d’anticipation dans laquelle la boucle est bouclée : pas de place pour la subjectivité.
C’est ainsi que parler de « tâche » dans l’EFC : ça fait tâche ! Notre prisme est avant tout l’affirmation que l’essence même du travail est de dépasser le prescrit (c’est pourquoi rien n’est naturel dans le travail : voir notre article à ce propos).
Références :
Sandro De Gasparo, La place de l’activité dans l’analyse du travail. Pour une ergonomie de l’activité de service. Séminaire de Paris 1, 2015 : L’activité en question.