Une notion phare du prisme de l’Economie de la Fonctionnalité et de la Coopération (EFC) est la réflexivité. Elle peut se traduire par une démarche (méthodologique) de relecture de nos expériences vécues, dans une visée de professionnalisation collective.
Pour autant, cette simple définition ne permet pas de traduire la profondeur du sujet et sa grande nécessité, notamment en ce qu’il relève avant tout d’une certaine vision du travail, propre à ce que nous appelons la logique servicielle.
Considérons le travail comme ce qu’il y a dans l’écart entre le prescrit et le réel.
Illustrons cet écart entre l’intention de rédiger cet article sur la notion de « réflexivité » et le manque de temps ou d’expérience de l’auteur sur le sujet pour prétendre une production de connaissance pertinente. Supposons que ce travail de production d’un contenu pédagogique soit ralenti par la survenue de bugs informatiques, effaçant subitement cette page du site internet.
Par ces premières situations, nous pourrions considérer (à tord de notre point de vue) que le travail consiste à tenir le prescrit (publier un article sur la « réflexivité » de manière fidèle au discours académique) dans le réel, malgré les contraintes et obstacles.
Si dans une vision classique des organisations (que nous appelons la logique industrielle) le travail est considéré comme une ligne droite vers le prescrit (répondre à un cahier des charges, fournir un volume de biens commandé ou une prestation de service standardisée, etc.), l’approche servicielle, elle, accueille en centralité les dimensions vivantes et subjectives du travail réel.
Requalifions notre illustration. Resituons le travail comme l’écart entre la représentation de base du sujet par l’auteur de cet article, avec les trouvailles, les tests, les échecs, les prises de conscience qui vont inévitablement bousculer la formalisation du contenu au contact du travail de recherche et de production.
Le travail consiste donc à accueillir les révélations que nous pouvons avoir en nous confrontant au réel, à devoir prendre des arbitrages en permanence, de manière individuelle et collective, à réinterroger les intentions du prescrit, à questionner leur pertinence ou non et plus encore : à mobiliser notre subjectivité pour innover.
Le travail n’est donc pas une lutte pour que l’écart entre le prescrit et le réel soit étroit. La création de valeur autant que le déploiement de notre professionnalisme sont l’essence même de cet écart.
Le travail EST l’écart entre le prescrit et le réel.
Dans le travail, survient en effet l’imprévisible. Bien au-delà de ce qui pouvait être initialement anticipé.
Preuve en est : vous lisez actuellement la septième version de cet article, qui fait lui même partie d’une série de plusieurs contenus différents et complémentaires autour de cette notion de réflexivité. Cette création de valeur originale n’a été rendu possible que par la confrontation au réel et à l’épreuve d’une remise en question permanente de la pertinence des formats et des accroches.
Dans une logique servicielle, ce qui compte vraiment ne peut se compter, ni se prédire. Pour autant, nous pouvons porter en parallèle l’exemple d’un consultant qui contractualise, comme la quasi totalité de ses pairs et partout ailleurs : des heures ou des jours d’intervention, ou la promesse d’un livrable selon un prescrit établi. Tout ce qui permet de vendre et de vanter, de contrôler et de rassurer (dans les représentations standards).
La création de valeur échappe pourtant inévitablement au prescrit. Notre prisme est d’abord une conscientisation que les effets utiles que nous produisons ne peuvent être affirmés à l’avance ou mesurables en définitive, mais que nous devons les révéler.
Le consultant en entreprise ne peut quantifier un taux de cohésion d’une équipe retrouvée suite à son intervention, ni même prédire que la cohésion de l’équipe en question sera LA valeur qu’il apportera au contact des situations concrètes et singulières qu’il rencontrera. La valeur : ça se discute !
Dans une logique servicielle, ce qui compte vraiment (c’est-à-dire les effets utiles) se raconte dans une temporalité plus longue, moins instantanée, moins en dehors des réalités du travail et bien moins fictive que la rédaction d’un devis au préalable.
Pour apprendre de cet écart entre les intentions du prescrit et la création de valeur dans le réel, pour comprendre ce qui se vit individuellement et collectivement dans le travail, pour percevoir ce qu’il demande en termes de ressources et pour valoriser ce qu’il produit subjectivement : nous avons besoin de cette fameuse approche dite « réflexive ».
Pour éviter les travers d’une approche trop théorique de cette notion et favoriser son appropriation de manière clair et mnémotechnique, un schéma très simple, en forme de coquille d’escargot, est utilisé dans notre communauté EFC*.
Le premier enjeu d’un temps réflexif (flèche n°1) est d’abord de revenir sur une situation réelle, vécue dans le travail. C’est un temps d’évaluation. L’animation de cet exercice doit permettre l’expression de la subjectivité de ceux qui sont engagés (et impactés) dans cette situation concrète.
C’est là tout ce que déconsidère et nie une évaluation industrielle (à laquelle notre prisme s’oppose). Dans cette logique, il s’agit de rendre des comptes autour d’un périmètre défini à l’avance. On évalue la conformité du résultat (un article qui définit la réflexivité) par rapport au prévisionnel (selon des critères attendus dans l’article, un nombre de signes minimum ou maximum, un temps imparti à ne pas dépasser, etc.).
Une évaluation dite industrielle ne s’intéresse d’ailleurs qu’aux résultats finaux (les livrables : l’article).
Ce qui caractérise cette logique, c’est la considération que seul compte ce qui se compte. Un nombre de lecteurs observé dans le trafic du site internet sur cette page en particulier : est une donnée que l’on peut quantifier et glisser dans un rapport, dans un bilan annuel des actions et de l’impact du Club Noé. Le commanditaire, le financeur, le manager peuvent mesurer l’impact de cet article en fonction du chiffre plus ou moins élevé.
De la même manière, peut être contrôlé, ordonné à l’heure prêt : le temps à passer sur la production de cette ressource. Ce temps de travail du salarié en charge de la production des contenus peut alors être maitrisé autour du prescrit ordonné de son travail. Une belle manière de se priver de la création de valeur (au sens profond), en ce qu’elle ne peut se soumettre à la commande.
Ce premier temps de l’escargot réflexif est donc un temps collectif pour, d’une part, évaluer subjectivement les effets utiles produits tant positivement (à travers, par exemple, le témoignage de certains adhérents qui ont pu proposer un rendez-vous de réflexivité avec un de leur client en lui envoyant cet article, ou l’observation d’une meilleure accessibilité des outils de l’EFC grâce à l’originalité des accroches, ect.), et négativement (comme le fait que cette production de ressources a été particulièrement lente à aboutir, etc.).
D’autre part, ce premier temps d’évaluation sert ainsi à favoriser les conditions de conscientisation de ce qui se joue concrètement dans le travail. Il œuvre à pouvoir se mettre d’accord sur le travail engagé, ce qui a pu compliquer les choses ou les faciliter.
De la sorte, on peut comprendre que le salarié en charge de la rédaction n’a pas pris plus de temps que convenu car il néglige son travail, mais parce que de nombreuses révélations, de nécessaires arbitrages ont bousculé le prescrit et son cadre. C’est notamment par un travail de créativité, par des inspirations au contact d’autres pairs, des situations lors de diverses interventions concrètes (comme l’animation d’ateliers de sensibilisation sur le sujet, les tests de plusieurs formats à cet égard, etc.) qu’a pu évoluer son discours, ses accroches pour aborder des notions complexes et l’intention même de la production d’un seul article isolé.
La réflexivité sert donc trois visées : évaluer le travail, évaluer les résultats intentionnels et indirects (ce que nous appelons des externalités), ainsi que les ressources engagées. Cette démarche s’inscrit inévitablement dans le temps long.
Le choix de l’escargot comme image centrale de cette démonstration n’est pas qu’une affaire de ressemblance avec le schéma précédent. Il souligne la nécessité d’inscrire l’organisation du travail et nos rapports économiques et sociaux en général, dans un temps plus lent que l’instantanéité des transactions, dans une temporalité plus exigeante que la simple poursuite du prescrit.
Une fois investi le temps d’analyse de cette situation, l’enjeu est de favoriser une démarche de professionnalisation (flèche n°2).
En revenant sur les expériences de travail réel, ce qu’ils supposent (individuellement et collectivement) et leurs effets utiles constatés, on arrive à en dégager un certain nombre de règles et de repères professionnels et méthodologiques.
Le troisième temps de la réflexivité (flèche 3) est une démarche d’innovation.
Par les divers atterrissages de cette professionnalisation, on accède à des intuitions pertinentes et partagées sur les transformations de notre organisation à opérer. On s’organise différemment, on se remobilise, autrement. Il s’agit de capitaliser et tirer les leçons de ce processus de prise de recul, de zoom et de dézoome sur des situations concrètes, pour intégrer pleinement les contraintes des uns et des autres dans le travail, de manière réciproque (définition même de la coopération selon nous).
Ces innovations sont multiples et variées. Dans le cas singulier qui conduit cet article (la production d’articles), le temps de professionnalisation aura mis en lumière que ce travail ne peut se résumer à un résultat, mais doit avant tout être pensé et se considérer au travers d’un ensemble de moyens liés à l’organisation du travail : Quels espaces pour révéler et discuter des accroches qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas selon les divers publics ? Dans quels dispositifs d’accompagnement le chargé de production de ressources doit-il être présent pour observer et capitaliser sur ce qui se vit lorsque des entreprises s’approprient l’EFC ? Quelles frontières entre production de ressources et accompagnement ? Comment structurer l’implication de certains adhérents dans la production des ressources du Club Noé ? Un article est une ressource, mais comment fait-il concrètement ressource ? Toutes ces questions sont les fruits de l’évaluation et de la professionnalisation. Elles supposent l’innovation.
C’est à cette visée de professionnalisation que nous pouvons continuer d’éprouver cette métaphore de l’escargot. C’est notamment sa carapace qui nous intéresse, en ce qu’elle est un abri et en ce qu’elle est structurelle (elle est sa maison).
Le but n’est pas en soi de faire de la réflexivité (seulement lorsque l’on peut rencontrer un problème par exemple) mais d’adopter un mode d’organisation réflexif. Ce n’est même pas quelque chose qui doit être ponctuel, mais quelque chose de structurel dans l’organisation. Dans la logique servicielle, on estime que c’est à peu près 20% du temps de travail qui doit être consacré à la réflexivité, en interne comme en externe.
La première illustration de cet article démontre que notre travail produit de la valeur au-delà du prescrit, à condition que l’organisation se prête à accueillir les révélations que nous pouvons avoir en nous confrontant au réel, lorsqu’elle autorise et invite à réinterroger les intentions mêmes du prescrit et plus encore, comme nous le disions : à mobiliser notre subjectivité pour innover.
Voilà ce qu’un mode d’organisation réflexif œuvre à protéger, à prémunir collectivement des tentations de reconsidérer le travail et ses effets utiles comme quelque chose que nous pourrions contrôler, anticiper et ordonner. Une organisation réflexive œuvre ainsi à s’abriter de nombreuses formes de rapports de force et d’invisibilisation de notre travail.
La fameuse bave des escargots leur sert à glisser plus vite, ou au contraire à rester collé (sur un mur, une plante, etc.). C’est en cela que notre métaphore continue de faire sens. La réflexivité doit laisser des traces pour inscrire durablement dans le temps les repères professionnels et méthodologiques qui peuvent se dégager de cet exercice. Plus encore, ces traces doivent être visibles et permettre de valoriser notre travail et ses effets utiles révélés. C’est là ce que nous appelons la mise en récit !
Puisque notre sujet est de valoriser le travail réel et discuter de ses effets utiles, plutôt que de vendre des volumes de biens et de services standards (définition même de l’EFC) : la porte d’entrée de cette nouvelle perspective économique plus souhaitable est alors, en somme, de rendre accessible, par la réflexivité, puis la mise en récit : la partie immergée de notre travail.
Références :