Henri Ford est un des pères de la logique industrielle (standardisation, division du travail, etc.) à laquelle l’Economie de la Fonctionnalité et de la Coopération s’oppose. Il se confrontait à sa manière aux biais cognitifs de son époque : « Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu des chevaux plus rapides. »
L’enjeu de notre temps ne réside pas tant en des considérations techniques, bien que la technologie déborde de promesses, mais bien plus structurellement en de grands bousculements de nos représentations économiques, sociales et environnementales.
À cette visée, les bascules les plus profondes sont relatives aux logiques de développement qui conditionnent notre travail, ses orientations, nos comportements, l’émancipation ou l’obstruction de l’innovation et finalement : la pertinence de notre société.
C’est là tout le point de départ de la logique de l’EFC. L’affirmation que nous ne pouvons réussir à aborder sérieusement les grandes crises de notre temps sans nous intéresser aux composantes de nos modes d’organisation et de production et leurs effets systémiques. Nos rapports contractuels en sont un exemple sur lequel s’appuiera cet article.
Dans une logique de marché, les entreprises font bien souvent comme si elles savaient à l’avance comment répondre à la demande. Par une offre censée rencontrer de certains besoins, impliquant la vente d’un certain produit ou d’un certain service, pour une certaine cible.
En réalité, les clients eux même savent rarement ce dont ils ont réellement besoin, ce dont ils n’ont pas besoin. La demande est une affaire bien plus complexe. Elle se révèle, se partage et se questionne. Elle se travaille.
Les entreprises font bien souvent la grille des produits qu’elles vendent, de la palette de toutes les interventions qu’elles proposent, de tous les services qu’elles pourraient regrouper dans un catalogue. Elles essayent ensuite de faire rentrer leurs prospects dans des cases préétablies, comme si, puisqu’elles ont un marteau, leurs clients ont forcément des problèmes de clou.
En un sens, il est confortable de faire comme si tout est affaire de clou lorsque l’on a un marteau. Il est en revanche plus complexe, mais plus pertinent, de questionner les effets utiles recherchés derrière la pose du clou. En abordant les enjeux adressés à l’échelle de grandes fonctionnalités (habiter un espace de vie par exemple) la question n’est plus de savoir si l’on a le bon le bon marteau à employer. La véritable question est celle des ressources immatérielles à engager (compétences pour questionner la problématique dans sa singularité, mobilisation du professionnalisme pour innover dans l’approche d’une solution, pertinence de l’accompagnement, confiance réciproque dans la relation de service, etc.).
En engageant une réflexion avec les clés de lecture de l’EFC, il est donc nécessaire d’arrêter de regarder les problèmes des clients comme devant correspondre à des réponses que nous avons déjà en stock. Il s’agit plutôt d’accueillir les situations de travail comme des occasions d’interpeller notre expérience pour solutionner une problématique autour de laquelle, à priori, notre entreprise a été identifiée pour son savoir-faire, au delà de la distribution machinale d’un bien ou d’un service.
C’est là tout l’enjeu et le travail que doivent mener les adhérents du Club Noé en ce qui concerne leur propre perception de la valeur qu’ils produisent, la définition du sens même de leurs métiers, la nature de leurs relations de service et plus spécifiquement au travers du cas concret qui suit : leurs accroches commerciales.
L’exemple d’un chauffagiste* est une parfaite occasion pour comprendre la nécessaire gymnastique à exercer entre Fonctionnalité et Coopération.
Dans des considérations classiques, pour qu’une entreprise se développe, il lui faut vendre toujours plus de volumes de biens et de services. Cette même logique de développement organise les comportements, les stratégies et plus globalement, tout un ensemble de repères professionnels sujettes à la critique.
Les chauffagistes, comme bien d’autres, considèrent généralement leur développement au travers une marge appliquée sur le matériel. Pour le remplacement d’une chaudière, l’entreprise va marger entre le prix d’achat, sa revente et son installation.
Ce modèle d’échange pose d’abord un biais vicieux. Puisqu’il est plus intéressant financièrement pour l’entreprise de remplacer une chaudière que d’en faire la maintenance, de chercher coûte que coûte un moyen de la réparer, le technicien va être implicitement (ou non) poussé à favoriser le remplacement de la chaudière plutôt que d’essayer de prolonger sa durée de vie.
Cette relation entre rentabilité et volumes de matières premières est une impasse économique pour de nombreuses raisons : tensions sur les coûts des matières premières, concurrence rude enfermée dans une lutte des prix, favorisant la standardisation, la globalisation et des pressions sur le travail et la qualité.
Cette impasse est plus encore un obstacle majeur aux transformations nécessaires face aux enjeux environnementaux. Comment prétendre diminuer notre usage de ressources matérielles alors que le développement économique des entreprises est fondé sur la consommation de toujours plus de volumes ?
Troisièmement, cette obsession des volumes et des produits, est une véritable incohérence en ce qui concerne le sens de nos activités de travail et des relations de service que nous sommes censés entretenir dans nos métiers.
C’est cette incohérence qu’ont pu apprendre à soulever les collaborateurs du chauffagiste en question*, dont le dirigeant est un adhérent historique du Club Noé, en adoptant les repères que propose la logique de l’EFC.
Le téléphone sonne dans l’entreprise* spécialiste des enjeux de plomberie, de ventilation et d’électricité.
– « Bonjour, je me permets de vous joindre puisque j’ai besoin d’une nouvelle chaudière ! »
–« Bien le bonjour Madame, de quelle couleur voulez-vous votre chaudière ? » répond le standard.
–« Euh … Je ne sais pas vous me prenez de court. Une chaudière blanche j’imagine ? » hésite la cliente derrière son appareil.
–« Oh, je supposait que si vous me demandiez une chaudière : c’est peut-être que vous en feriez collection ? Nous en avons quelques unes en stock, des grandes, des bleus, des ovales, des jaunes et des rectangulaires … ».
Décontenancé, la cliente lui répond que ce n’est pas en soi d’une chaudière dont elle a besoin mais de se chauffer.
Bien entendu, cette fiction de dialogue est une caricature assez abrupte. Elle a cependant une vertu majeure : souligner l’absurdité de l’offre et la demande lorsqu’elles sont désincarnées de leurs fonctionnalités.
En repartant de cette demande « servicielle », ce besoin réel reformulé, un travail d’accompagnement peut démarrer avec clairvoyance. L’entreprise porte alors attention à accompagner la résolution d’un besoin fonctionnel singulier. Cette focale est notamment centrée sur la notion de performance. Dans le cas présent : l’atteinte d’un certain confort thermique, bien au-delà de la vente d’une simple chaudière décorrélée des usages réels attendus.
Si l’on parle bien « d’accompagnement » avec ce prisme de la performance d’usage, c’est d’abord parce qu’elle implique l’animation d’une co-construction avec le bénéficiaire. Ce confort thermique ne sera pas uniquement déterminé par le travail de l’entreprise et bien moins encore par son catalogue de produits. Le client doit participer lui aussi à la solution en révélant ses usages quotidiens : à savoir s’il doit ouvrir ou non constamment ses fenêtres, si l’habitat héberge deux ou dix personnes, si des centaines de personnes sont présentes le jour, mais que personne n’est présent la nuit, etc.
En réinjection du sens et de la visée dans son mode d’organisation, la relation du chauffagiste avec le client n’est plus centrée sur la transaction marchande autour d’un produit ou d’un service d’installation. Elle se requalifie à l’échelle d’une fonctionnalité par cette gymnastique d’accompagnement de proximité, dans laquelle la bienveillance, la compréhension fine de la singularité du besoin, le sens su service, ne sont plus des suppléments d’âme que l’entreprise s’accorde ou non, mais des déterminantes de sa performance.
Pour se chauffer, une chaudière n’est donc pas forcément, pas uniquement, la seule réponse ou la première réponse à devoir formuler. Il s’agira peut-être des fenêtres qu’il va falloir changer. L’enjeu est probablement d’abord une question d’isolation intérieure ou extérieure. Tout un ensemble de questions qui n’étaient pas forcément celles du chauffagiste rentrent en considération à l’échelle d’une fonctionnalité. Il ne peut plus rester isolé autour de cette fonctionnalité. Il doit coopérer.
La bienveillance du professionnel pour ne pas pousser sa marchandise au chausse-pied, de manière décorrélée des usages, n’est plus une question.
Le chauffagiste devient accompagnateur autour des enjeux de confort thermique, bien au-delà d’une posture biaisai de prestataire ou de simple fournisseur d’un bien.
En somme, il n’est donc plus question d’installer une chaudière dans un igloo.
Par conséquent, ce principe de co-construction implique alors d’autres acteurs pouvant apporter des réponses complémentaires autour de cette fonctionnalité : comme un menuisier pour les questions d’isolation des fenêtres, une entreprise de toiture, un conseiller en rénovation thermique qui réalise des bilans depuis un logiciel dédié, etc.
Dans le réel de ce cas concret, cet ensemble d’entreprises réunies autour de leurs complémentarités se sont associées sous forme d’une association. Un groupement formulant des offres communes. Une véritable dynamique de coopération.
La fonctionnalité est dépendante de la coopération. Sans la formulation d’une offre commune entre divers acteurs du bâtiment, la performance d’un confort thermique global ne peut être réellement atteinte. De même, sans ce travail de révélation des usages du clients, sans son partage d’information et sa confiance réciproque, la dynamique d’accompagnement ne peut être engagée.
Coopérer une déterminante du développement d’une entreprise servicielle. La coopération n’y est donc pas un simple argument pour valoriser un bon relationnel avec le client, ce n’est pas une valeur ou la certification du sourire du plombier, ni même l’assurance d’avoir à faire avec un interlocuteur aimable. Elle n’a également rien à voir avec l’entraide entre des entreprises du même secteur ou du même territoire. D’ailleurs, elle commence là où cesse l’entraide.
La coopération ne se décrète pas, ne se mesure pas, ne s’achète pas, ne se calcule pas, elle se travail !
La coopération se définit comme la prise en compte des contraintes des autres dans son propre travail (et réciproquement).
Dans une logique classique, les entreprises fonctionnent en silos. Chaque service, chaque entreprise, chaque secteur, public ou privé, travaillent sur leurs spécialités sans se soucier des autres ou pour bien souvent : se concurrencer.
Le petit récit de trois aveugles et d’un éléphant illustre cette limite.
– « C’est rugueux et grand comme un tapis », dit l’un, attrapant l’oreille de l’animal.
– « C’est un tuyau droit et creux », affirme le deuxième en tenant la trompe.
– « C’est puissant et dur comme la colonne d’un temple » impose le troisième.
De cette manière, ces trois aveugles ne sauront jamais ce qu’est un éléphant.
Du fait que la coopération n’est pas naturelle, il est nécessaire de l’organiser. Il existe des modes d’organisation du travail et des type de relations avec le client qui sont plus ou moins propices à cette coopération. À la fois en interne, entre collaborateurs, entre les différents métiers, entre aveugles autour d’un éléphant. Comme en externe, avec les clients, avec les autres acteurs économique, avec le territoire dans sa globalité.
La coopération est permise, notamment, par la condition d’une confiance réciproque. La confiance, elle non plus, ne se décrète pas. Elle s’évalue, se travaille, s’organise et bien évidement, ne s’achète pas, ne se délivre pas à tout le monde sans avoir réuni les conditions particulières à son émergence selon les individualités divers et complexes.
L’Economie de la Fonctionnalité et de la Coopération est à ces égards un ensemble de clés de lecture pour mettre au travail vos conditions de coopération. C’est par ce travail de fond, très ancré dans le réel de situations professionnelles concrètes, que nous pouvons prétendre requalifier la valeur que nous produisons à l’échelle de grandes fonctionnalités.